Reconstructions identitaires en traduction : le conflit des groupes et des langages dans the Hamlet de Faulkner (2024)

  • * Le GRETI, subventionné par le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada, a été fondé e (...)
  • 1 B. Vidal, L. Joubert, C. Durin, A. Chapdelaine et G. Lane-Mercier, "Essai de traductologie appliqué (...)

1Sachant que toute lecture est une construction (Todorov 86-98), nous posons comme hypothèse de départ que la traduction est une opération de reconstruction qui donne à lire les procédés restrictifs de "considération" et de "prise de décision" (Toury 28) relevant de clôtures linguistique, esthétique, axiologique et idéologique. Dans le projet de retraduction "transparente" du premier livre de The Hamlet de Faulkner par le Groupe de recherche en traductologie (GRETI)*, inspiré du principe de la traduction transparente proposé par Elmar Tophoven (1987) et qu'il faut prendre au sens "non pas [d'] une absence, [d'] un non-vu, mais bien au contraire [d'] une manifestation tangible, presque un surplus de présence, celle de l'acte de traduire lui-même"1, le GRETI s'est donné pour objectif de traduire en gardant les traces du processus traductionnel, c'est-à-dire en tentant d'expliciter systématiquement ses choix et prises de position. Les commentaires portent autant sur les difficultés lexicales, les ambiguïtés sémantiques, les systématismes et les réseaux signifiants sous-jacents du texte américain que sur les présupposés inhérents à la traduction du vernaculaire (Lane-Mercier 1993), le positionnement du groupe vis-à-vis des nonnes hexagonales du bien-écrire, ou le rapport entretenu avec l'Autre, cet Etranger que constitue le texte de départ.

  • 2 Mentionnons que René Hilleret, le premier traducteur du Hamlet, s'inscrivant dans la tradition fran (...)

2En ce qui concerne la traduction des passages dialogués, et c'est ce qui nous intéresse ici, le GRETI a choisi de puiser dans les ressources du vernaculaire québécois. Notre reconstruction se démarque ainsi d'une pratique scripturale institutionnalisée en ayant recours à une langue stigmatisée par l'institution littéraire, et pas toujours attestée dans les dictionnaires. Précisons sans tarder que le résultat poursuivi, à l'instar de Faulkner, est non pas la reproduction exacte de sociolectes attestés dans le réel, qu'ils soient du Sud des États-Unis ou du Québec, mais la recréation d'un modèle de production soumis aux contraintes de l'univers de discours (Kerbrat-Orecchioni 19) particulier au roman. Nous cherchons, en effet, à obtenir une illusion référentielle dans laquelle le "réel", "supprimé de l'énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation [...] y revient à titre de signifié de connotation" produisant alors un "effet de réel, fondement de ce vraisemblable inavoué qui forme l'esthétique de toutes les œuvres courantes de la modernité" et qui remet en cause, d'une façon radicale, "l'esthétique séculaire de la 'représentation'" (Barthes 186-7). Etant posé que notre recours au vernaculaire québécois pour la traduction des dialogues n'est motivé par aucune prétention au mimétisme absolu, il reste à préciser qu'il ne relève pas non plus d'une volonté d'annexion du texte américain, que constituerait par exemple une québécisation à outrance. Il s'agit, non pas de naturaliser Faulkner en québécois, mais bien plutôt de le donner à relire à la francophonie via le Québec2, une démarche qui nous mène vers l'Autre au lieu de le ramener à soi.

3Nous tenterons donc de démontrer que la traduction est un travail d'évaluation qui est aux prises avec le conflit des groupes et des langages. En témoigne la déclaration de Barthes selon laquelle "une langue se définit non par ce qu'elle permet de dire, mais parce qu'elle oblige à dire; de même tout sociolecte comporte des 'rubriques obligatoires', grandes formes stéréotypées hors desquelles la clientèle de ce sociolecte ne peut parler (ne peut penser)" (Barthes 132). Or, les langages sociaux ou langages de groupes entretiennent des rapports étroits avec les concepts de niveau de langue et de registre. Comment les décoder à la lecture du texte source et comment les encoder dans la reconstruction du texte cible, voilà de graves enjeux pour la traduction. En effet, les sociolectes acratiques dans le livre I du Hameau mettent en jeu les rapports de force et les rôles sociaux dans la petite communauté de Frenchman's Bend. Composée de potentats locaux — les Varner —, de commerçants indépendants et de troqueux de chevaux débrouillards — Ratliff et Ab Snopes —, de "poor white peasants" — parfois propriétaires terriens, parfois tenanciers — et enfin des rapaces de l'ordre nouveau — les Snopes —, elle engage des variations de performance structuralement signifiantes dans l'univers romanesque. Structures syntaxiques, faits de prononciation relevés dans l'écrit, écarts de langage, emploi du "tu" et du "vous" pour traduire le "you" anglais, chaque choix traductif marque le locuteur en identifiant son rôle social et sa compétence ou son incompétence discursive, qu'il s'agisse des Varner, des Snopes, des paysans ou encore de Ratliff, le grand manipulateur des hommes et du langage.

  • 3 W. Faulkner, The Hamlet. The Corrected Text. New York: Random House, 1991: p. 3-26. Les référence (...)

4Dans son ouvrage intitulé Fiction's Inexhaustible Voice, paru en 1989, Stephen Ross consacre un chapitre à l'une des quatre voix qui, selon lui, traversent l'œuvre de Faulkner, la voix mimétique, et distingue cinq fonctions gouvernant les transformations verbales conventionnelles nécessaires pour l'engendrer: la description, la communication, la différenciation, l'identification et la transcription (Ross 72). Lorsqu'on applique ces fonctions aux dialogues des membres de la communauté de Frenchman's Bend, on peut voir comment elles opèrent pour créer l'illusion de la parole. La première fonction, la description, est illustrée à l'aide d'exemples tirés du Hameau justement: "Jody Varner's 'suffused swollen face gla[ring] down at' (17)3 Ratliff tells much about how Varner's talk will sound in their conversation about Ab Snopes" (Ross 74). Ross cite un exemple du début du roman (pp.8-10) où la narration supplée au dialogue transactionnel entre Ab Snopes et Jody Varner par la description de leurs voix, et que notre traduction donne ainsi à lire:

  • 4 Tous les extraits donnés dans cet article proviennent de la traduction effectuée par le GRETI: © 1 (...)

"Varner c'est vous?" dit l'homme d'une voix qui n'était pas âpre à proprement parler ou pas volontairement âpre, mais plutôt rouillée parce qu'il s'en servait peu.
"Un des Varner, oui," dit Jody, de sa voix affable dure tout à fait aimable. "Qu'est-ce que je peux faire pour vous?" [...]
"À l'ouest." Il n'avait pas parlé d'un ton sec. Il avait simplement prononcé ce seul mot avec une irrévocabilité totale et sans inflexion, comme s'il avait fermé une porte derrière lui. [...] Et la voix de Varner ne changea pas non plus, toujours aimable, toujours dure. (© 1994 GRETI)4

5En accompagnant les dialogues de la sorte dans la narration, Faulkner met l'accent autant sur le locuteur que sur l'acte de langage, car les descriptions des voix, comme celles de l'apparence physique, révèlent des traits de caractère — Ab, le démuni, est toujours décrit comme un homme âpre, quelqu'un qui veut en dire le moins possible, et Jody, le patron, comme un être à la fois affable, dur et tout à fait aimable — et, par extension, les traits d'un groupe ou de toute une région.

  • 5 "Feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très clairement, et souvent même avec force (...)

6La deuxième fonction, la communication, entre en jeu lorsqu'un personnage raconte une histoire et contribue à renforcer la voix mimétique. Pour n'en donner qu'un exemple, prenons le passage où Ratliff narre à Jody Varner le passé incendiaire de Ab Snopes qui aurait brûlé la grange de De Spain. Force détails, conditionnels à profusion ainsi qu'une série d'actes collatéraux (Bach et Harnish 69) dont la prétérition5 dénotent une communication qui va à rencontre du principe de coopération de Grice (1975), bafouant ses quatre maximes conversationnelles de façon tout à fait "impertinente". Ainsi, à la question directe de Jody Varner:

Tu veux dire qu'il a mis le feu à une autre? même après qu'ils l'ont attrapé, il a mis le feu à une autre?

7Ratliff répond, comme à son habitude, "d'une voix aimable, nonchalante, égale dont on ne discernait pas tout d'abord qu'elle était plus rusée encore que pleine d'humour", illustrant ainsi ce que Noel Polk appelle "the ironic rhetoric of the detached story-teller" (Polk 35-6):

Ben, [...], je sais pas si j'irais jusqu'à dire que c'est lui qui a mis le feu à aucune des deux. Mettons que les deux ont pris en feu pendant qu'il était plus ou moins associé avec. On pourrait dire que le feu a l'air de le suivre partout, pareil comme les chiens qui suivent du monde. [...]
"Mettons juste que ça suivait en arrière de la charrette quand que Snopes est arrivé à la maison que De Spain lui avait passée," [...]

8A la question directe suivante de Jody Varner:

"A la grange? [...] Tu veux dire qu'ils sont allés là direct pis -"

9Ratliff répond mais tout en continuant à le piquer:

"Non non. Ça c'était plus tard. La grange c'est venu plus tard. Probable qu'ils savaient pas encore au jusse ousqu'elle était. La grange a brûlé ben régulier pis en temps voulu; faut lui donner ça au gars." [...]

  • 6 Le terme est employé au sens que lui donne B. Folkart: "Ensemble de lieux textuels manifestant un (...)

10Puis, Jody ne pose même plus de questions mais ponctue la longue histoire de Ratliff par un juron significatif qui est le leitmotiv de ce dialogue — et qui rejoint d'ailleurs la principale isotopie6 du livre I, le brûlage de granges —, l'expression "Hell Fire" que nous traduisons par "Feu d'enfer":

"Feu d'enfer," murmura Varner. "Feu d'enfer." "Çartain," dit Ratliff. "C'est à peu près ça que De Spain soi-même a dit quand il s'est finalement rentré dans la tête que c'était comme ça." [...]

11Et enfin Jody démontre qu'il a bien compris à quoi Ratliff voulait en venir:

"Fait qu'il l'a brûlée ", dit Varner. "Tiens tiens tiens".

12Et Ratliff de ne toujours pas répondre par un oui ou un par non:

"Je sais pas si je mettrais ça tout à fait de même," dit, répéta Ratliff.
"Je mettrais juste que cette même nuit-là la grange à De Spain a pris en feu pis a été une perte totale." [...]

13La communication, qui a été un succès total pour Ratliff, se termine ainsi:

"Feu d'enfer," répéta Varner à voix basse. "Feu d'enfer."
"Fait qu'Ab a tourné les talons pis il est sorti en boitant sur son pied raide pis il est allé -"
"Brûler la maison du tenancier," dit Varner.
"Non non. Je dis pas qu'il a peut-être pas regardé en arrière avec un certain regret, comme dirait l'autre, quand qu'il est parti sur sa charrette. Mais jamais rien d'autre a pris tout d'un coup en feu. Pas à ce moment-là, en tout cas." [...]
"Bon, je peux pas rester assis là, même si c'est bien plaisant. Peut-être que je peux arriver à temps pour le faire canceller avec moi pour juste un vieux hangar à coton."
"Ou en tout cas pour une grange vide," lança Ratliff à sa suite.

14Si l'on regarde de près les maximes de quantité, "que votre contribution contienne autant d'information qu'il est requis [et] pas plus [...] qu'il n'est requis", de qualité, "que votre contribution soit véridique", de relation, "parlez à propos", et de modalité, "soyez clair, [...] bref, [...] méthodique" (Grice 61), on voit que Ratliff les bafoue, dans le contexte de ses intentions pragmatiques, avec un art achevé. Il accomplit ainsi un acte perlocutoire précis, faire peur à Jody au moyen de ce qu'on pourrait appeler des manœuvres dilatoires. En effet, le brûlage de granges n'est jamais franchement imputé à Ab, sous prétexte que la responsabilité de ce dernier n'a jamais été prouvée, ce qui renforce la puissance apparente des Snopes. Résumé en une phrase, voilà le dilemme devant lequel Ratliff place Jody, et qu'il explique plus tard dans les termes suivants à Varner père:

"Ç'a pas été prouvé, [...] Ben sûr, c'est ça le trouble. Si un gars doit choisir entre un homme qui est un tueur pis un autre qu'il pense qui en est peut-être un, il va prendre le tueur. Au moins là il va savoir exactement à quoi il a affaire. Pis son attention va pas s'écarter." (chapitre 2)

15Ratliff choisit soigneusem*nt tant l'information qu'il désire transmettre, que les formes qu'il y met, strictement en fonction de son interlocuteur et dans un but d'efficacité perlocutoire maximale.

16Il reste qu'il ne faut pas s'en tenir à une seule lecture de l'interaction entre Jody et Ratliff, même si les deux se trouvent seuls en pleine campagne. En effet, en contestant à l'intérieur de la théorie des actes de parole la notion de "one-to-one speech as the norm or unmarked case for language use", Pratt signale: "literary works are public speech acts (in the sense that they are institutional, and have no Personal addressee), and people are playing generalized social roles when they participate in them" (Pratt 61). Or, dans le passage qui nous intéresse, deux niveaux de lecture sont mis en place. Le premier est la réception littérale de Jody, et le second, interdit à Jody quoique peut-être pressenti par lui (d'où sa colère), interpelle plutôt le lecteur concret, sur le mode comique cette fois. La construction des deux niveaux de lecture est effectuée par les nombreux éléments cocasses du discours de Ratliff, devenu alors le porte-parole de la communauté, qu'il défend à partir de sa position sociale dans une confrontation avec le propriétaire terrien malhonnête et exploiteur qu'est Jody. Dans le contexte socio-politique de Frenchman's Bend, les rapports de force sont clairs: la loi du plus fort sévit et n'est que rarement contestée. Seul le "gadfly" qu'est Ratliff, dégonfleur des imbéciles, assume ce rôle et, dans ce sens, est l'avatar de Sut Lovingood, son prédécesseur dans la tradition humoristique du Sud-Ouest américain. En effet, dans son article intitulé "The Blind Bull, Human Nature: Sut Lovingood and the Damned Human Race", Noel Polk définit le rôle important du "gadfly" qu'est Sut:

It might be an oversimplification to say that Sut classifies people into at least two classes—the wicked and the fools—but it is a useful oversimplification to consider for a moment. There's plenty of overlapping, of course, but in general the wicked are those people who take advantage of other people, use them unfairly— economically, socially, legally, or sexually. [...] The fools, on the other hand, are characterized by a tendency to excess in whatever they do [...]: that is, the fools tend to lose control of themselves. (Polk 25)

17Ainsi, le combat contre "univarsal onregenerit human nater" (Harris in Polk 20) mené par le biais du discours du conteur qu'est Ratliff recèle bon nombre d'éléments comiques qui, s'ils échappent à Jody, ne devraient pas échapper au lecteur: d'abord, la description des meubles de la famille Snopes qui, ayant l'habitude de déménager, n'attendent que l'ordre d'Ab pour sortir de la charrette et s'installer dans la maison comme par magie (15); ensuite, le traitement sur le mode comique de la rage et des infortunes de De Spain: "assis sur sa jument enragé comme un taon pis sacrant à cent milles à l'heure, pas après Ab exactement mais plutôt après toutes espèces de tapis pis de crottin en général"; et un peu plus loin: "Pis vlà que le lendemain matin il est en train de déjeuner avec une bonne touffe de sourcils pis de cheveux partis en fumée".

18Dans sa critique des maximes de Grice, Pratt énumère ce qui est systématiquement omis dans son principe de coopération: les "relations affectives", les "rapports de force", et les "buts communs" (Pratt 67-9). La première catégorie, que nous retrouvons dans la communication entre Jody et Ratliff, fait entrer en ligne de compte les degrés d'hostilité et d'intimité qui ont un impact sur la façon des interlocuteurs d'opérer dans une situation. En effet, Ratliff donne de l'information à Jody parce qu'il "a de l'amitié" pour lui, pour lui rendre service, mais, en réalité, il rit à ses dépens. D'ailleurs, comme ils sont à peu près du même âge, qu'ils se connaissent depuis longtemps et que Ratliff n'a pas grand respect pour Jody, nous le faisons le tutoyer dans notre traduction, liberté que nous ne lui permettons pas avec le père Will Varner, tout aussi malhonnête mais beaucoup plus intelligent que son pauvre fils. La deuxième catégorie considère les rapports de force comme faisant partie de tout dialogue et conteste ainsi le principe de coopération comme un simple échange d'information. Ratliff, en narguant Jody, en lui reprochant sa rapacité et sa stupidité par des moyens détournés, et surtout en prenant et en conservant la parole pendant la majeure partie de leur rencontre, l'interrompant même souvent, s'arroge le droit de modeler les quatre maximes à sa manière pour épuiser son adversaire. La troisième catégorie met en cause les prétendus buts partagés des participants au dialogue, car il est aussi courant que les locuteurs aient des buts et des intérêts divergents. Ainsi, les circonlocutions, les détours et les ambiguïtés voulues de Ratliff sont typiques de la communication conflictuelle dans la hiérarchie sociale, telle qu'on la trouve manifestée tant en littérature que dans la vie réelle. Et Pratt de conclure:

[R]epresentative discourse is always engaged in both fitting words to world and fitting world to words; [...] language and linguistic institutions in part construct or constitute the world for people in speech communities, rather than merely depicting it. Representative discourses, fictional or nonfictional, must be treated as simultaneously world-creating, world-describing, and world-changing undertakings.(Pratt 71)

19La fonction de différenciation participe à la voix mimétique en ce qu'elle permet de distinguer les actes de langage des interlocuteurs. Dans Le Hameau, par exemple, Faulkner fait la transition entre les interlocuteurs en leur attribuant des signaux tels: "Sho" (12, 13, 18)= "çartain"; "Sho now" (13)= "c'est çartain"; "Well" (14)= "Ben"; "All right" (15, 16)= "C'est bon"; "Well" (16)= "Alors"; "So" (17)= "Fait que"; "That's so" (20)= "C'est ça". Ce procédé qui souligne les prises de parole met en relief les échanges entre locuteurs, bien que le dialogue glisse fréquemment vers le monologue, comme lorsque Ratliff monopolise la parole dans son échange avec Jody. Ross lui-même signale ce trait: "Often one speaker in a dialogue remains virtually silent while the other talks at great length, even answering or correcting what he or she says as if the listener has responded" (Ross 79). Il semble donc que, chez Faulkner, l'acte de parole principal soit la narration elle-même (Ross 80). Ainsi, le "storytelling" prend souvent place dans un contexte de dialogue.

20Ratliff, en rapportant les interminables histoires de brûlage de granges d'Ab Snopes, fait aussi grand usage du discours rapporté, soit en style direct soit en style indirect. Les quatre personnages cités en style direct, ceux dont les propos sont les plus susceptibles d'augmenter la force perlocutoire du discours de Ratliff, sont intégrés dans sa narration: il s'agit des propos de De Spain, propriétaire terrien auquel Jody ne peut manquer de s'identifier; d'Ab et Flem Snopes, devenus des présences très concrètes dans l'univers de Jody; et enfin du juge, représentant la "justice" à laquelle Jody, tout comme De Spain, ne pourra recourir. Les propos rapportés d'Ab n'ont rien d'innocent et sont habilement sélectionnés par Ratliff. Quatre actes illocutoires percutants se détachent de sa narration. Un jugement méprisant: "Likely it aint fitten for hawgs" (15)= "Rienqu'à voir c'est même pas bon pour les cohons"; deux assertions provocatrices: "I figger I'll start tomorrow. I dont never move and start to work the same day" (17)= "J'cré ben que je vas commencer demain. Je déménage jamais pis commencer à travailler le même jour" et "If I had thought that much of a rug I dont know as I would keep it where folks coming in would have to tromp on it" (17)= "Si j'avais tenu tant que ça à un tapis je sais pas si je le garderais là où le monde qui rentre serait forcé de piler dessus"; et enfin, la résiliation du contrat: "I done cancelled it" (19)= "Je l'ai cancellé". Dans le style indirect, il y a les propos rapportés du "nègue" de De Spain (16, 17, 19), ceux de Miz de Spain (17): "pis qu'elle lui dise de s'en aller s'il-vous-plaît"; et enfin, les propos de celui qui a entendu De Spain passer à toute vitesse sur la route (18-19). Tous concourent à effrayer Jody et alternent dans la narration de Ratliff. Donc, il y a différenciation tant dans les dialogues que dans les monologues du Hameau.

21Il reste que, chez Faulkner, les dialogues qui sont réellement des dialogues sont des actes de parole souvent violents dénotant les conflits qui opposent les participants. En témoigne, à la fin du chapitre 1, le dialogue de Jody Varner, dépassé par les événements, et Ab Snopes, en pleine possession de ses moyens:

"Salut," dit Snopes.
"J'ai juste pensé de venir voir c'est quoi vos plans", dit Varner,
[…]
"Je figure que je vas rester", dit l'autre. "Ce maison-là, c'est pas bon pour les cochons. Mais je pense que je vas pouvoir m'arranger avec".
"Dites donc vous!" dit Varner. (...) "C'est bon", dit Varner. "On peut discuter de la maison. Parce qu'on va bien s'accorder çartain. On va bien s'accorder. N'importe quoi qui arrive, vous avez juste à descendre au magasin. Non, vous avez même pas besoin de faire ça: juste me le faire savoir pis je vas être ici aussi vite que je peux arriver. Vous entendez? N'importe quoi, vraiment n'importe quoi qui fait pas votre affaire -"
"Je peux m'accorder avec n'importe qui", dit l'autre. "Je m'ai accordé avec quinze ou vingt différents propriétaires depuis que j'ai commencé à louer. Quand je peux pas m'accorder avec, je m'en vas. Ya-tu d'autre chose?" (pp.22-23)

22Lorsque Jody se trouve en tête-à-tête avec Ab et que ce dernier laisse tomber son jugement: "The house aint fitten for hogs" (23)= "Ce maison-là, c'est pas bon pour les cochons", faisant écho au "Likely it aint fitten for hawgs" (15)= "Rien qu'à voir c'est même pas bon pour les cohons" qui lui avait été rapporté par Ratliff plus tôt, on assiste à la chute du pouvoir négociateur de Jody représenté dans la traduction par son soudain vouvoiement de Ab. En effet, lors de son premier dialogue avec Ab, aussitôt qu'il avait senti qu'il avait pris le dessus sur son interlocuteur, un pauvre tenancier en quête d'un emploi, nous avions fait Jody le tutoyer sans vergogne: "Un peu pressé de t'installer, non?", et l'autre, autant par respect que par fierté, l'avait toujours vouvoyé. Ce parti pris de traduire le "you" anglais par une alternance du "tu" et du "vous" rejoint les résultats d'une étude de Robert Brown et Marguerite Ford (1964) dans laquelle l'emploi de "title with the last name (TLN)" et de "first name (FN)" en anglais est mis en parallèle avec celui du "vous (V)" et le "tu (T)" en français. Selon ces deux linguistes, lorsqu'une personne s'adresse à une autre, "the selection of certain linguistic norms is governed by the relation between the speaker and his addressee" (Brown et Ford 234). "One form expresses both distance and deference; the other form expresses both intimacy and condescension" (Brown et Ford 239). Dans notre traduction des conflits des groupes dans Le Hameau, nous avons pu reconstruire les rapports de force à l'aide de cet opérateur de mutualité et de non-réciprocité. Selon Brown et Ford, "each new step towards intimacy is initiated by the superior who is, therefore, not just the gatekeeper to Mutual FN [Tu] but the pacesetter for all linguistic advances in intimacy" (Brown et Ford 241). Les relations dans Frenchman's Bend peuvent être présentées ainsi:

23Will Varner et toute la communauté de Frenchman's Bend, y compris son fils que nous inscrivons dans la culture rurale québécoise où les enfants vouvoyaient leurs parents:

Zoom Original (jpeg, 4.0k)

24Jody Varner et Ab Snopes, première rencontre:

Zoom Original (jpeg, 4.0k)

25Puis, quand Jody s'instaure en patron:

Zoom Original (jpeg, 4.0k)

26Ensuite, quand il perd pied:

Zoom Original (jpeg, 4.0k)

27Ratliff et Jody, en rapport d'égalité:

Zoom Original (jpeg, 4.0k)

28Jody et Flem:

Zoom Original (jpeg, 4.0k)

29Et quand le contrat est conclu d'après Jody:

Zoom Original (jpeg, 2.4k)

30Les dialogues (rapportés) entre De Spain et les Snopes fonctionnent sur le même modèle, le patron tutoyant ses subalternes et l'inverse n'étant pas vrai. On peut donc conclure, à l'instar de Brown et Ford, que, si le glissem*nt du Vous au Tu est un modèle qui décrit la progression dans le temps "from acquaintance to friendship" (Brown et Ford 244), la fausse amitié ou plutôt la familiarité dénotée par les maîtres est refusée par les subalternes, entre autres raisons parce qu'ils sont conscients de leur statut inférieur dans l'échelle sociale. Ab et Flem, pour leur part, en tant qu'étrangers à la communauté, vouvoieront toujours les Varner, autant parce qu'ils savent rester à leur place que par fierté, manifestant ainsi un refus de participer au groupe et de respecter ses codes. Comme il ressort des exemples cités, le dialogue, chez Faulkner, est emblématique des conflits thématiques de l'œuvre.

31"The function of mimetic voice called 'identification' gains its effect from the truism that speech emanates from some person; it does not simply appear on the horizon like a rainstorm. Humans talk in acts more or less willed, and the question of who speaks is always crucial to our sense of a fiction's people" (Ross 98). Or, comme le dit si bien Louise K. Barnett: "More than any other Faulkner novel, The Hamlet is a restricted speech community, an isolated world" (Barnett 400), terme qu'elle reprend de Halliday au sens de "A group of people who (1) are linked by some form of social organization, (2) talk to each other, and (3) all speak alike" (Halliday 154). Ainsi, même si l'on peut distinguer les voix des personnages du Hameau, il reste qu'elles se regroupent toutes sous l'enseigne d'un sociolecte selon l'acception que lui donne Kerbrat-Orecchioni: "compétence d'un sous-ensemble, défini sur des critères sociologiques (géographiques), de la communauté linguistique envisagée, et plus spécifiquement: ensemble de traits qui la caractérisent" (Kerbrat-Orecchioni 227). Dans ce sens, en étudiant les dialogues du Hameau, on observe que les personnages sont caractérisés non pas par leurs niveaux de langue, mais plutôt par leurs idiolectes, à savoir, la "compétence discursive d'un sujet individuel, et plus spécifiquement des traits idiosyncratiques qui la caractérisent" (Kerbrat-Orecchioni 227).

32Dans le chapitre 1 du livre I du Hameau, la première "identification", c'est-à-dire la première voix, signalée par des italiques, est celle de la communauté — "héroïne éponyme" du roman pour reprendre le qualificatif de Michel Gresset (1982) — dans ses rapports de force avec le grand propriétaire terrien qu'est Will Varner: "Qu 'est-ce que vous pensez que vous pensez que vous aimeriez que je fasse si vous pourriez me le faire faire". Cette question rhétorique est pour le moins révélatrice du statut de domination que vit la communauté. Les italiques de Faulkner renforcent le concept de "l'inarticulé et de l'inexprimé" relevé par Barnett (400), puisque ces paroles ne sont pas dites mais font partie de l'inconscient collectif et sont rapportées par le narrateur omniscient dans sa présentation de Frenchman's Bend. Le "if you was able to make me do it" (6) est traduit en français par un conditionnel après le "si", erreur syntaxique qui donne une illusion de voix sociolectale et qui campe autant la communauté que son attitude ironique face au pouvoir auquel elle doit se soumettre. En effet, Will Varner est bel et bien le "seigneur" local et décrit comme tel, sur le mode ironique toutefois, puisque sa "noblesse" est toute prosaïque. En reprenant Michel Gresset, il convient de signaler que Faulkner s'inscrit ainsi dans le courant littéraire "moderniste", et que son œuvre peut être mise en parallèle avec celle d'écrivains tels que Conrad, Joyce et T.S. Eliot, dont la principale caractéristique est l'exploitation ironique de thèmes, genres et traditions littéraires produisant ainsi "une écriture où le symbole est à la fois totalement organique et pétri d'une ironie qui semble être le signe du siècle" (Gresset 1976: 96). Dans cette perspective, la présentation des attributs du seigneur Will Varner est "pétrie" de résonances parodiques illustrant le mode ironique adopté par Faulkner:

[Will Varner] était fermier, usurier, vétérinaire; le juge Benbow de Jefferson avait un jour dit de lui que jamais homme plus doux n'avait saigné un mulet ou bourré une urne de bulletins de vote. Il possédait la plupart des bonnes terres du pays et détenait des hypothèques sur presque toutes les autres. Il possédait le magasin et l'égreneuse à coton et l'échoppe combinant la forge et le moulin à grains dans le village proprement dit et on considérait, et c'est peu dire, que ça portait malheur (c'est nous qui soulignons) d'aller faire son commerce ou égrener son coton ou moudre sa farine ou ferrer ses chevaux ailleurs.

33Le chantage, dans le système quasi féodal et paternaliste de Frenchman's Bend, n'est pas sans rappeler les banalités du Moyen Âge, à savoir, l'obligation pour les habitants d'une seigneurie de se servir du moulin, du four ou du pressoir du seigneur contre le paiement d'une redevance.

34La deuxième voix identifiée est celle de ce même Will Varner, dans son monologue avec Ratliff, le vendeur ambulant de machines à coudre, qui représente l'oreille de la communauté. Varner est pour le moins décrit ironiquement, puisqu'il est assis dans un tonneau de farine, où il réfléchit "adossé [...] à son fond de splendeur seigneuriale déchue": la demeure en ruines de "Old Frenchman place", symbole de la gloire antebellum du Sud des Etats-Unis. De ce trône improvisé, fabriqué à sa requête, il confie ses pensées à Ratliff:

"J'aime m'asseoir ici. J'essaie de me mettre à la place du vieux fou qui avait besoin de tout ça" —il ne bougeait pas, il n'indiquait même pas de la tête les vieilles allées de briques à l'abandon qui montaient jusqu'à la ruine à colonnes derrière lui — "juste pour manger pis dormir." (c'est nous qui soulignons)

35Dans le discours de Will, comme par ailleurs dans celui de tous les personnages, "and" est traduit par "pis" car nous en faisons un marqueur de milieu rural représentatif des liens de la communauté. Par contre, en raison de son statut de "notable", nous le faisons parler, comme dans le texte de départ, à un niveau de langue un peu plus soutenu que les autres habitants de Frenchman's Bend en évitant une surcharge de marqueurs vernaculaires tels "rienque" ou "jusse" pour traduire son "just": identification du sociolecte donc, mais différenciation des idiolectes.

36Les deux voix suivantes à apparaître dans le roman sont celles de Jody Varner et d'Ab Snopes dans une série de questions-réponses qui illustre "the law of diminishing returns, each question producing less of a response than the one before" (Barnett 409). Jody, qui ne connaît pas encore le passé incendiaire de Ab, y est en pleine possession de ses moyens, et Ab, traqué, se réfugie derrière des réponses minimalistes, faisant preuve non pas de réticence verbale, comme tous les pauvres paysans de la communauté, mais bien d'une taciturnité hostile. Ab pousse même son semi-mutisme à des répliques monosyllabiques comme en témoignent les exemples suivants de leur dialogue: "West"= "À l'ouest", "No"= "Non", "Six"= "Six", "Myself '= "Soi-même" (9). Sa voix se distingue donc de celle de Jody par son idiolecte, car sa concision s'oppose à la prolixité relative de son interlocuteur.

37Ainsi, son hostilité face aux propriétaires terriens ne peut, vu son statut social, s'affirmer que par "antisocial behavior, not language: his resistance to social discourse is the passive form of an impulse which is aggressively expressed in his gross violation of social decorum at Major De Spain's—tracking manure into the house and wiping it off on the rug—and in the criminal activity of barnburning" (Barnett 410), comme on le voit plus loin et comme on le sent déjà dans sa tentative ratée de subterfuge, lorsqu'il viole le code du nombre de bras à déclarer:

[...] "De la famille, vous en avez combien?"
"Six." Cette fois il n'y eut pas de pause perceptible, ni la moindre hâte à prononcer le mot suivant. Mais il y avait quelque chose. Varner le sentit avant même que la voix morne semble délibérément confirmer l'incohérence: "Un gars pis deux filles. La femme pis sa sœur".
"Ça fait juste cinq". "Soi-même", dit la voix atone.
"D'ordinaire un homme ça compte pas ses bras à lui", dit Varner. "C'est-tu cinq ou c'est-tu sept?"
"J'peux mettre six paires de bras à l'ouvrage", (pp.8-10)

38En plus du fait qu'Ab est un homme de peu de mots, tentant ainsi de maintenir le peu de dignité qui lui reste, et qui réside dans sa force de travail, son incompétence verbale illustre le peu d'emprise qu'il a sur le monde, monde qui l'a échaudé au point qu'il se retire sciemment de la communauté de la parole.

39A son tour, Jody prend peur lorsqu'il apprend de la bouche de Ratliff que son noir dessein d'exploiter la faiblesse d'Ab pour lui voler sa récolte est fortement menacé par les habitudes incendiaires de ce dernier. A l'inverse d'Ab, son identification à la fin du chapitre se fera par des dérapages bavards démontrant son échec de fin stratège tant dans sa tentative de négociation avec Ab que dans celle qu'il mènera plus tard avec le fils Flem:

"Dites donc vous!" dit [Jody] Varner. Maintenant il criait; il s'en fichait.... "C'est bon [...] On peut discuter de la maison. Parce qu'on va bien s'accorder çartain. On va bien s'accorder. N'importe quoi qui arrive, vous avez juste à descendre au magasin. Non, vous avez même pas besoin de faire ça: juste me le faire savoir pis je vas être ici aussi vite que je peux arriver. Vous entendez? N'importe quoi, vraiment n'importe quoi qui fait pas votre affaire -" (pp.22-23)

40Les répétitions et les reprises du discours de Jody, ses structures lourdes et maladroites, l'identifient en le dénonçant.

41Tout aussi bavard, mais identifié par son contrôle du langage et des événements, Ratliff, comme le dit Barnett,

whose margin of security as an independent small businessman and his command of linguistic resources no one else has [...] can get away physically, routinely escaping the geographic confines of the village as no one else does, and he can also escape through language as genuine self-expression and verbal play. (Barnett 402-3)

42Dans son dialogue avec Jody, dont il va éclairer la lanterne avec une "fausse" "candeur comme-crème" ("creamlike innocence" [16]), son emploi de longues phrases, de répétitions, de parodisations, de sous-entendus et parfois même d'expressions recherchées —comme "as it was just maintained" (19) traduit par "comme ça vient juste d'être maintenu", alors que l'on se serait attendu à "comme je viens juste de le dire" —, caractérisent son idiolecte. Il reste qu'il parle bel et bien le même sociolecte que les autres membres de la communauté, comme en témoigne en particulier son emploi de "nigg*r" que nous traduisons par "nègue" et qui démontre son adhésion à la classe, à la culture et aux valeurs de Frenchman's Bend. Par son langage, il réussit donc le tour de force de participer à la vie de la communauté tout en s'en démarquant par le plaisir du dire qui lui octroie le statut bien mérité de "raconteux".

43Comme son père Ab, Flem Snopes est très économe de paroles, mais contrairement au raté qu'est Ab, il est capable de jouer sur les mots et les silences pour son avancement. Sans "déchiquer", il saisit les enjeux qui sont dans son intérêt et mise sur le passé incendiaire de son père pour le tourner à son avantage. Dans son dialogue avec Jody, qu'il s'arrange pour rencontrer sans que personne ne les voie, il joue serré et obtient ce qu'il veut avec un minimum de mots:

"Salut," [...] "Vous c'est Flem, han? Moi, c'est Varner".
"Vrai?" dit l'autre. Il cracha. [...]
"J'espérais de vous voir," dit Varner. "Paraît que votre père a eu un peu de trouble une ou deux fois avec des propriétaires. Du trouble qui aurait pu être sérieux." [...]
"Peut-être qu'ils l'ont jamais bien traité; je le sais pas pis je veux pas le savoir. Moi je parle qu'une erreur, n'importe quelle erreur, peut être tirée au clair pis comme ça un homme peut encore rester ami avec le gars de qui il est pas satisfait. Vous pensez pas comme moi?" [...] "Comme ça il sera pas forcé de penser que la seule affaire qui peut prouver ses droits c'est une affaire qui va l'obliger à se ramasser pis partir le jour d'après," dit Varner. "Comme ça arrivera pas un temps où il va regarder autour pis s'apercevoir qu'il lui reste plus de nouveau pays pour déménager." [...]
"Ya du pays en masse", (pp.24-25)

44Son indifférence, manifestée par son commentaire à forte teneur comique: "Ya du pays en masse", n'échappe pas à Jody, pour le moins inquiet du peu de cas que Flem semble faire du destin de perdants qui est celui des siens. Jody, alors, perd pied et les rapports de force sont habilement renversés par Flem au moyen de deux courtes questions: "Quel bénéfice?", "Vous tenez un magasin, non?", suivies d'une troisième par laquelle il va jusqu'à nier les buts partagés de leur entretien: "Garantir quoi?" Flem aura donc obtenu un poste de commis au magasin des Varner sans même s'engager verbalement à les protéger du feu.

45Il est important de noter que Flem est parfaitement conscient du contrat verbal que Jody tente de passer avec lui. Ainsi, au milieu de leur dialogue, lorsque Jody pense qu'ils sont arrivés à une entente grâce au magasin, il lui offre un cigare, dans un geste amical qui est non seulement refusé par Flem, mais qui l'est en des termes reprenant les isotopies dramatiques et comiques du Hameau: "Je chique pour cinq cennes des fois pis aussi longtemps qu'il reste du jus. Mais j'en ai pas encore jamais allumé". Jody le sent bien, comme on le voit à sa réponse: '"C'est çartain', dit Varner. Il regarda le cigare; il dit à voix basse: 'Pis je prie le ciel que ni toi ni personne autour le fera jamais'". On peut conclure avec Stanley Fish que chez Flem, "every illocutionary gesture is one that declares his disinclination to implicate himself in the reciprocal web of obligations that. is the content of the System of conventional speech acts" (Fish 994-5). Mais, après tout, pourquoi Flem se plierait-il aux règles d'une communauté à qui il ne doit rien? Sa réticence verbale, sa violation des codes sociaux qui favorisent les nantis, illustrent cette vérité que, dans l'univers du Hameau, "there is no solidarity [...], only the interaction necessary for exploiting others and advancing the isolated self (Barnett 414).

46La cinquième fonction qui concourt à créer la voix mimétique est la transcription. Elle affiche un sociolecte ou un idiolecte donné grâce à l'intervention d'opérateurs de mimésis scripturaux, et c'est celle qui génère la plus forte illusion de la parole. Cependant, il faut rappeler que la transcription "ne saurait se soustraire à cette clôture qui caractérise toute reproduction du verbal dans le genre romanesque" (Lane-Mercier 1989: 165). Or, ce procédé qui cherche à donner l'illusion de la parole en violant les normes orthographiques, grammaticales et syntaxiques du code écrit par de multiples techniques dont une graphie phonétique des mots, des contractions, du "eye dialect", des formes grammaticales incorrectes et des variations dans l'ordre des mots ou encore des registres de la langue, est fondée comme le dit Ross, non pas "on how accurately an author mimics a given dialect, but on the operation of literary conventions of written discourse" (Ross 100). Chez Faulkner, on peut dégager de la représentation du sociolecte de Frenchman's Bend, un nombre restreint de marqueurs, dont l'application plus ou moins systématique consolide la vraisemblance et augmente la lisibilité, méthode appelant une démarche du même ordre dans notre traduction. En effet, force est de constater, à l'instar de Ross, que: "The pains Faulkner took [...] were more internai to the fiction than external to his region's sociolinguistic configurations" (Ross 101). Faulkner s'est lui-même expliqué sur ce positionnement dans ses choix de transcription sociolectale:

If the writer puts too much attention to transcribing literally the dialogue he hears, it's confusing to the people who have never heard that speech. That is, some of the words are difficult to spell. They would be—to a Mississippian, he would see the words spelled the way a Mississipian would spell it, he would know how it sounded, but to an outlander he wouldn't know, he would mispronounce that word wrong. You can go only so far with dialect and then there's a point where for the simple reason not to make too much demand on the [reader] to distract his attention from the story you're telling you've got to draw the line, (c'est nous qui soulignons).(Faulkner 1965: 181)

47Ainsi, dans le passage du Hamlet que nous étudions, on observe un simple saupoudrage de marqueurs phonétiques ("hawgs", "druv", "set", "wrastling", "nigg*r", "Sat-dy", "tromps"), lexicaux ("reckon", "aint", "ere", "sho", "leastways", "nigh", "figure", "Miz", "howdy", avec la récurrence, principalement de "reckon", "aint" et "sho"), et syntaxiques (les doubles négatifs), qui produisent un effet de réel sociolectal. Les déviations morphologiques, pour leur part, sont beaucoup plus nombreuses - on en dénombre une trentaine, dont la plupart portent sur les formes verbales ("dont" pour "doesn't", "done" pour "did", "had give" pour "had given", etc.), "the most common grammatical variation in literary versions of American Southern dialect" (Ross 102) — et subissent, par conséquent, une systématisation textuelle plus importante que les marqueurs précédents.

48Ainsi, dans notre traduction, tout comme dans le texte de départ, la représentation sociolectale comporte des irrégularités phonétiques, syntaxiques, lexicales et morphologiques, mais, comme chez Faulkner, ces déviations dites réalistes voisinent avec des formes acceptées. Cependant, tout en sachant qu'il est stérile de quantifier les unités sociolectales ou idiolectales dans un dialogue romanesque particulier, nous constatons que notre transcription est chargée d'un plus grand nombre d'indicateurs régionaux que celle du texte source, qu'ils soient phonétiques - "coudonc", "sul", "jusse", "pis", "samdi", "piasse", "çartain", "corrèque", "cohon", "ousque", "dret", "nègue", "quèque chose" — ou lexicaux — une cinquantaine, dont: "m'est avis que", "le monde" pour "les gens", "soi-même" pour "moi-même", "presquement", "piastre", "retontir", "rapportage", "pantoute", "blé d'Inde", "eux-autres", "grouiller", "asteure", "dîner" pour "déjeuner", "garrocher", auxquels s'ajoutent des anglicismes attestés au Québec comme "clairer", "canceller" et "du trouble". Inversem*nt, nous évitons une surcharge de déviations morphologiques car, en français, elles "marquent" beaucoup plus fortement le texte qu'en anglais, d'une part à cause de la tradition normative et institutionnelle de l'usage du français écrit et, d'autre part, à cause des traditions littéraires française et québécoise de représentation des sociolectes. Nos marquages sont donc beaucoup moins nombreux pour le morphologique: "le monde sont", "comme si personne se soucierait", "qu'il Paye", "soye", "assis" au lieu de "assises", "sont débarqués", "fallait que j'alle", "ce maison-là", "je m'ai accordé", "il a retourné" au lieu de "il est retourné", "je vas". Pour ce qui est de la syntaxe, nous avons reproduit les doubles négatifs et la prosodie, ces déviations étant essentielles au style du "storytelling" avec ses effets de comique. Nous avons donc suivi de près les phrases interminables coordonnées par la conjonction "pis", effectuant par ce choix une transgression des codes ennoblissants du bien écrire du polysystème littéraire français. En témoigne un extrait du discours de Ratliff:

"C'est bon, [...] Ça fait qu'ils sont partis, en laissant Miz Snopes pis la veuve s'échigner après le poêle à bois pis les deux filles plantées là avec un piège à rats pis un pot de chambre asteure, pis ils sont allés chez Major de Spain en prenant le chemin privé ousqu'il y avait le tas de crottin frais pis le nègue a dit qu'Ab est allé piler dedans en faisant par exprès. Peut-être que le nègue les regardait par la fenêtre d'en avant. En tout cas, les pieds d'Ab ont étampé la galerie d'en avant pis il a cogné pis quand le nègue lui a dit de s'essuyer les pieds, Ab a tassé le nègue pis le nègue dit qu'il a fini d'essuyer le reste sul tapis à cent piasses pis qu'il est resté là à crier à tue-tête 'Allô. Allô, De Spain' jusqu'à temps que Miz de Spain arrive pis regarde le tapis pis Ab, pis qu'elle lui dise de s'en aller s'il vous plaît".

49Nos choix expriment ce qui par ailleurs a été formulé par Gillian Lane-Mercier, codirectrice du projet:

Le réalisme phonologique et morphosyntaxique des personnages, s'il se fonde sans conteste sur des réalités langagières partielles, n'est en fait vraisemblable que dans la mesure où il est motivé, relationnel, interdéterminé par rapport à un système de cohérence complexe, reflet de facteurs 'psy-', de compétences diverses qui ancrent le sujet parlant dans son propre acte d'énonciation, lequel est à son tour ancré dans, et engendré par, une structure textuelle immanente, une 'ossature' qui distribue aux actants leurs aptitudes discursives et interactionnelles. (Lane-Mercier 1989: 169)

50Nous conclurons en disant que notre traduction des dialogues du Hameau se veut une reconstruction d'une voix mimétique qui obéit avant tout aux contraintes internes de l'univers romanesque de Faulkner et qui remplit plusieurs fonctions: la caractérisation des personnages, la mise en place des rapports de pouvoir entre les personnages, renforcées par et renforçant les programmes narratifs et les isotopies centrales de l'œuvre. Notre traduction est donc attentive à la voix mimétique créée non par les niveaux de langue, mais plutôt par les idiolectes et leur variation selon la situation d'énonciation. Selon nous, cette démarche est essentielle, car elle seule permet de recréer la cohérence et le vouloir-dire du texte de Faulkner.

Reconstructions identitaires en traduction : le conflit des groupes et des langages dans the Hamlet de Faulkner (2024)
Top Articles
Latest Posts
Article information

Author: Ms. Lucile Johns

Last Updated:

Views: 5792

Rating: 4 / 5 (41 voted)

Reviews: 80% of readers found this page helpful

Author information

Name: Ms. Lucile Johns

Birthday: 1999-11-16

Address: Suite 237 56046 Walsh Coves, West Enid, VT 46557

Phone: +59115435987187

Job: Education Supervisor

Hobby: Genealogy, Stone skipping, Skydiving, Nordic skating, Couponing, Coloring, Gardening

Introduction: My name is Ms. Lucile Johns, I am a successful, friendly, friendly, homely, adventurous, handsome, delightful person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.